14 juillet 2015, 14:36
Enchantement-MAJ2
"Il est vrai que parfois, la mer se désenchante, je veux dire en cela qu'elle chante d'autres chants que ceux que la mer chante dans les livres d'enfants", Brel, La ville s'endormait.
Tiens, c'est une belle intro, ça... Et il y aurait à dire sur le chant, l'en-chant, et le dés-en-chant...
Bref.
C'était une question du brevet, au sujet d'un autre texte, de Saint Exupery, où le narrateur, en panne d’avion dans le désert, voit resurgir des souvenirs d'enfance dans sa nuit, et que cette résurgence le fascine : "quel est le sens ici du mot "enchantement" ?
L'enchantement, c'est le pouvoir magique, le sortilège qui nous extrait du réel vers un monde où les possibles changent. Souvent positif, souvent "résumé", réducteur, pour le moins "abrégé",c'est pour cela qu'on l'applique aux contes, au monde enfantin dans lequel on va expliquer l'inexplicable (j'entends "ce qui résiste à l'entendement" chez ceux, les enfants, qui n'ont pas encore accès à toute la connaissance ou l'expérience) par des fables, des raccourcis, des vertus morales, des exemples édifiants (la mère chante à son enfant, elle le maintient dans un pays de rêves)...
Pour les marxistes, il va désigner à la fois le monde dont il faut sortir pour devenir éclairé, autonome et non plus dominé, mais un monde désenchanté est aussi celui dont il n'y a plus rien à attendre, lorsqu'on connaît ses arcanes.
Mais le plus fascinant, dérangeant, vient de sa construction elle-même.
A la base, le mot désigne, dans son "in-cantare", un paradoxe : le préfixe peut à la fois désigner ce qui n'est pas le chant (comme indicible désigne ce qui ne peut être dit) ou ce qui est contenu dans le chant.
La magie, c'est donc ce qui ne tient pas du chant ou son contraire, ce qui lui est propre ("ce qui est contenu dedans"). Je penche pour cette deuxième acception, par analogie avec un second mot bâti sur ces mêmes bases "in-cantare": l’incantation, mot qui ne permet pas de douter du caractère religieux (donc magique) de l'enchantement.
Le chant, c'est donc la forme de la prière, le langage magique (parole au contenu magique) l'appel du divin. Appeler dieu est un chant. Le chant appelle dieu.
Comment en douter, d'ailleurs, depuis l'antiquité le chant seul permet de communiquer avec le divin : exemple de la transe bacchique, ou encore exemple d'Ulysse, lui-même victime d'enchantement (de la magie d'être divins, ou pour le moins fantastiques) lorsqu'il entend les
sirènes. C'est un chant qui parvient à ses oreilles et l'enlève à la
réalité.
Le chant aurait pour oreille l'esprit. Ce n'est plus en cela un langage, comme on voudrait parfois l'y soumettre. Le chant élève au-delà de l'entendement "inter-humain". Il ne cherche pas la compréhension, mais l'interaction métaphysique, il parle avec ce qui nous est inconnu, voire inconnaissable. Nous sommes des magiciens, comme des prêtres, par le contenu propre de la musique qui sort de nos bouches.
Chante, chante encore pour moi, mon adorée, le cantique des cantiques, le chant des chants, et garde-moi dans l'irréel.
Chante, chante, ma radio, maintiens-moi dans l'illusion, loin des paroles méchantes du réel. Tant que ton chant résonne, tant que je répète la prière, je reste sourd aux échos agressifs de l'extérieur. Et je ne vois pas la vie passer. Qui se fait sans moi.
J'ai adoré surveiller le brevet, cette année.